Nasreddine Bennacer
Avant l'écume des vagues
23 mars > 20 mai 2023
©Nasreddine Bennacer, Sans titre, 210x140 cm, 2022
L’autre côté. Négocier un entre-deux, ni ici, ni là-bas, une traversée dont l’absence d’itinéraire emporte avec elle toute notion de temps.
Cette traversée, c’est aussi celle de Nasreddine Bennacer, qu’il s’efforce de vivre et revivre au travers de son œuvre. À l’immensité de la mer, à l’absolu du ciel, et à ce temps qui s’étire, il confronte des vies humaines qui s’y butent, ces vies dont la finitude n’en est que trop flagrante.
Sur la toile, le segment d’une tour ; un fragment d’océan ; une fraction de ciel ; sans début, sans fin, sans limite, mis à part celles imposées par les rebords de la toile. Quels espoirs dissimule cette tour (Sans titre, 2022), évocatrice de Babel, si ce ne sont ceux d’êtres voués à sans cesse tendre plus haut, vers un sommet inatteignable ? Quels rêves occulte cette mer que rien ne sillonne (Je respire sous l’eau, 2020), qui n’ouvre aucune route, si ce n’est l’aspiration à une rive toujours hors de portée ? Et toujours ce temps, sans port d’attache, que rien ne retient.
Pastel, encre, poudre de métal se mêlent sur le papier, tandis que des formes à peine perceptibles se diffusent, se déforment, se déteignent, s’effacent. Parfois une silhouette, bientôt une parole ; leurs contours, d’abord visibles, peu à peu s’estompent. Saisis, l’on craint de se retourner, que l’encre n’aura cessé de couler, pour enfin ne laisser que quelques traces, des points comme balayés par la marée. Des lucioles, qui s’allument, puis s’éteignent ; une dernière lueur, un dernier mot, une dernière traversée. Au papier, Nasreddine Bennacer oppose l’eau ; et c’est le même combat que celui des hommes et femmes qu’il dépeint que l’artiste livre à la toile.
Figeant cet instant suspendu dans l’espace et dans le temps, brouillant espoir et doute, illusion et réalité, mensonge et vérité, l’artiste questionne les repères-mêmes qui motivent cette traversée. En leur absence, la géographie vernie et si théorique de cartes se heurte à l’immensité d’éléments qu’elles daignent contenir – la mer, le ciel, la terre. Si les toiles de Nasreddine Bennacer marquent par leur infinitude, ses lithographies alertent par les frontières, limites arbitraires, fictives, qu’elles établissent vainement. Le propos se veut plus politique : si les lois s’arrêtent aux frontières, les existences, elles, et les espoirs qui les entretiennent, ne s’y limitent pas.
L’on entend des cris, des mots : tantôt une supplication, Baby, please don’t go, tantôt un élan, un appel, Democracy, tantôt une banalité dont la résonnance n’en est que plus forte : Tout doit disparaître. Une injonction, comme cette traversée : immanente, nécessaire. Alors, tout disparaît.
Nasreddine Bennacer interroge : existe-t-il vraiment un autre côté ? Et est-il celui auquel on s’efforce de croire, auquel on s’efforce de faire croire ? Et la direction de cette traversée, quelle est-elle, pour lui, pour nous, pour eux ? La question reste en suspens, et les mots de l’écrivain Azouz Begag (Mémoires au soleil, 2018) n’en sont que plus mordants :
Les vieux d'ici rêvent de là-bas,
les jeunes de là-bas rêvent d'ici
leurs rêves se croisent en Méditerranée,
puis se noient.
Roxane Latrèche
Commissaire d'exposition
Février 2023